L’expérience subjective — c’est un train qui parcoure le terrain accidenté du monde extérieur que nous ne connaissons qu’indirectement. Avez-vous déjà été dans une situation quand un train s’arrête à mi-chemin à cause d’un accident, puis reprend le mouvement, mais en allant dans une direction opposée, et, tout en continuant dans cette direction (si l’on en juge par le mouvement du paysage derrière la fenêtre), finit par arriver quand même (et étonnement pour vous) à la gare de la ville de votre destination ? Ceci arrive parce que vous, qui vous retrouvez à l’intérieur du train, n’avez accès qu’à l’image bidimensionnelle du paysage-qui-se-bouge-derrière-la-fenêtre, qui n’est rien d’autre qu’un artefact du mouvement du train bel et bien tridimensionnel sur le terrain traversé de ravins, de fleuves, semé de collines et de bosquets, lui aussi tridimensionnel. Ce mouvement du tridimensionnel sur le tridimensionnel vous n’est pas directement accesible, et donc, vous vous contentez (tout comme moi juste avant que je ne m’étais posé cette question) de l’interprétation réduite qui se déroule devant vous yeux et que vous considérez comme votre « expérience subjective ».
Mais en réalité, tout le monde sait (et vous le savez vous aussi) que l’expérience — c’est le train. Et le réel — c’est paysage, grand et étendu. Et le vrai évènement auquel vous assistez est la pénétration du train dans l’air dans lequel s’étale le paysage avec toutes ses collines, vallées, ses villes et ses villages. Et que les chemins de fer ne sont pas une ligne droite. Et que parfois ils forment les demi-cercles, les arcs, les ondes, les boucles, se nouent et se croisent. Tenant compte de tout cela, il ne serait rien de surprenant qu’en changeant la direction de mouvement, le train pourrait finalement, après quelques manœuvres d’aiguillage, quand même arriver à sa destination initiale. C’est bien simple : on a tout simplement pris une autre route ! Le problème est que, dans le cadre de l’image réduite du monde qu’est la fenêtre avec paysage qui bouge, il est difficile de prendre note de tout cela, et encore plus difficile de le prouver. Bien sûr, on pourrait déduire quelque chose des légers inclinations du wagon, on pourrait deviner que l’on passe par tel ou tel lieu en voyant les édifices familiers ou en lisant les noms des stations qui traversent la fenêtre, mais la direction dans laquelle ils vont la traverser, mais l’image dans laquelle ils seront tous encadrés, serait toujours « fausse », inversée, non-indicative de la réalité tridimensionelle du vrai paysage. Ce serait toujours la même expérience plane, bidimensionnelle, dans laquelle le train se bouge à l’arrière, comme si en revenant à la gare de départ.
Alors, je crois que, quand on parle du temps, et surtout du passage de temps, il se passe un peu la même chose. On est tellement habitué (et forcé) de traiter le temps comme quelque chose qui se passe dès le début vers la fin, dès l’origine vers la destination, du matin à la nuit, qu’on n’arrive absolument pas à s’imaginer que ce qu’on voit (ou, plutôt, ce qu’on ressent) n’est qu’un artéfact d’un mouvement (appelez-le comme vous voulez, car ici, on ne parle plus de choses qui se bougent, mas plutôt de choses qui sont), d’une pénétration d’un phénomène beaucoup plus riche que juste un passager devant la fenêtre dans un autre phénomène, infiniment plus complexe que le passage du jour à la nuit. Le temps est ce qu’on perçoit. Mais pas du tout ce qui est. L’image du monde qu’on a est une partie de l’expérience subjective. Mais ce n’est pas la vraie machine que tire la perception.
Comment alors pourrait-t-on atteindre ou au moins commencer à se faire une idée de ce à qui peut ressembler le reste de l’image, sa partie cachée dont on est vivement conscient, mais qu’on ne peut pas ni exprimer, ni mettre en évidence par autres moyens ? Et bien, là aussi, l’analogie du train me vient en esprit de nouveau. Quand je regarde de ma fenêtre, et que je m’ennuie, tellement que je commence à noter les tout petits détailles du ce que je vois passer devant moi — les cours des petites maisons, les auges dans les jardins, le linge que sèche sur une corde, qui, elle, s’effile au fil des années pendant lesquelles le mains rugueuses la mettaient dans la boite à outils dans un grand armoire dans la cuisine, en faisant cliqueter les vieilles casseroles et grincer les portes, elles, encore plus vielles, puis y mettaient les pincettes en plastique et le sac de détergent, je regarde les enfants qui courent derrière un ballon qui est si mal gonflé que, quand on le frappe, il semble presque s’enchausser sur un pied comme une drôle de chaussure ; je regarde les objets brillants et les objets de très basse luminosité, les objets nets et les objects flous, j’essaie de noter leurs positions, leurs formes, ou au moins à quoi ils ressemblent, au moins approximativement, au moins de loin, si je peux, si je peux, et puis je les lâche, je passe à autre chose, je vaque à mes affaires, je tourne ma tête à mon voisin, je parle au contrôleur, je regarde les reflets de soleil qui courent sur les murs du wagon comme si en essayant de l’échapper à l’extérieur qui n’est pas directement accessible, mais dont ils ont une preuve incontestable.
Et ensuite, un jour, en scrutant une autre image plane et ennuyante de la réalité, tout d’un coup je les rencontre de nouveau — lointains ou agrandis, distordus ou redressés, couverts de boue, embrumés par les effluves des champs ou hachurés par les troncs des arbustes, changés, tournés sous un autre angle, mais reconnaissables — les mêmes objets, les mêmes enfants, le même ballon, le même linge et les mêmes mains laborieuses et couvertes des gerçures qui étirent la corde entre deux grands pins. Je les attrape et, en dépit du mouvement du paysage qui se poursuit dans la même direction, je me dis : ça y est, je sais, je sais bien, même si ça reste à moi, qu’il y a bien plus à la réalité que le passage du temps, et il y a bien plus au temps que l’avant et l’après.
Tenant compte de tout cela, il ne serait rien de surprenant que le changement de direction, suivi par quelques manœuvres de l’aiguillage…
e rétrécit sous le soleil ardent du mi-juillet,
La perception du monde qui s’évolue dans le temps est une partie de l’expérience subjective. Mais ce n”est pas le spectateur.
Un peu de la même manière, quand le train de l’expérience subjective bout