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L’expérience subjective — c’est un train qui parcoure le terrain accidenté du monde extérieur que nous ne connaissons qu’indirectement. Avez-vous déjà été dans une situation quand un train s’arrête à mi-chemin à cause d’un accident, puis reprend le mouvement, mais en allant dans une direction opposée, et, tout en continuant dans cette direction (si l’on en juge par le mouvement du paysage derrière la fenêtre), finit par arriver quand même (et étonnement pour vous) à la gare de la ville de votre destination ? Ceci arrive parce que vous, qui vous retrouvez à l’intérieur du train, n’avez accès qu’à l’image bidimensionnelle du paysage-qui-se-bouge-derrière-la-fenêtre, qui n’est rien d’autre qu’un artefact du mouvement du train bel et bien tridimensionnel sur le terrain traversé de ravins, de fleuves, semé de collines et de bosquets, lui aussi tridimensionnel. Ce mouvement du tridimensionnel sur le tridimensionnel vous n’est pas directement accesible, et donc, vous vous contentez (tout comme moi juste avant que je ne m’étais posé cette question) de l’interprétation réduite qui se déroule devant vous yeux et que vous considérez comme votre « expérience subjective ».

Mais en réalité, tout le monde sait (et vous le savez vous aussi) que l’expérience — c’est le train. Et le réel — c’est paysage, grand et étendu. Et le vrai évènement auquel vous assistez est la pénétration du train dans l’air dans lequel s’étale le paysage avec toutes ses collines, vallées, ses villes et ses villages. Et que les chemins de fer ne sont pas une ligne droite. Et que parfois ils forment les demi-cercles, les arcs, les ondes, les boucles, se nouent et se croisent. Tenant compte de tout cela, il ne serait rien de surprenant qu’en changeant la direction de mouvement, le train pourrait finalement, après quelques manœuvres d’aiguillage, quand même arriver à sa destination initiale. C’est bien simple : on a tout simplement pris une autre route ! Le problème est que, dans le cadre de l’image réduite du monde qu’est la fenêtre avec paysage qui bouge, il est difficile de prendre note de tout cela, et encore plus difficile de le prouver. Bien sûr, on pourrait déduire quelque chose des légers inclinations du wagon, on pourrait deviner que l’on passe par tel ou tel lieu en voyant les édifices familiers ou en lisant les noms des stations qui traversent la fenêtre, mais la direction dans laquelle ils vont la traverser, mais l’image dans laquelle ils seront tous encadrés, serait toujours « fausse », inversée, non-indicative de la réalité tridimensionelle du vrai paysage. Ce serait toujours la même expérience plane, bidimensionnelle, dans laquelle le train se bouge à l’arrière, comme si en revenant à la gare de départ.

Alors, je crois que, quand on parle du temps, et surtout du passage de temps, il se passe un peu la même chose. On est tellement habitué (et forcé) de traiter le temps comme quelque chose qui se passe dès le début vers la fin, dès l’origine vers la destination, du matin à la nuit, qu’on n’arrive absolument pas à s’imaginer que ce qu’on voit (ou, plutôt, ce qu’on ressent) n’est qu’un artéfact d’un mouvement (appelez-le comme vous voulez, car ici, on ne parle plus de choses qui se bougent, mas plutôt de choses qui sont), d’une pénétration d’un phénomène beaucoup plus riche que juste un passager devant la fenêtre dans un autre phénomène, infiniment plus complexe que le passage du jour à la nuit. Le temps est ce qu’on perçoit. Mais pas du tout ce qui est. L’image du monde qu’on a est une partie de l’expérience subjective. Mais ce n’est pas la vraie machine que tire la perception.

Comment alors pourrait-t-on atteindre ou au moins commencer à se faire une idée de ce à qui peut ressembler le reste de l’image, sa partie cachée dont on est vivement conscient, mais qu’on ne peut pas ni exprimer, ni mettre en évidence par autres moyens ? Et bien, là aussi, l’analogie du train me vient en esprit de nouveau. Quand je regarde de ma fenêtre, et que je m’ennuie, tellement que je commence à noter les tout petits détailles du ce que je vois passer devant moi — les cours des petites maisons, les auges dans les jardins, le linge que sèche sur une corde, qui, elle, s’effile au fil des années pendant lesquelles le mains rugueuses la mettaient dans la boite à outils dans un grand armoire dans la cuisine, en faisant cliqueter les vieilles casseroles et grincer les portes, elles, encore plus vielles, puis y mettaient les pincettes en plastique et le sac de détergent, je regarde les enfants qui courent derrière un ballon qui est si mal gonflé que, quand on le frappe, il semble presque s’enchausser sur un pied comme une drôle de chaussure ; je regarde les objets brillants et les objets de très basse luminosité, les objets nets et les objects flous, j’essaie de noter leurs positions, leurs formes, ou au moins à quoi ils ressemblent, au moins approximativement, au moins de loin, si je peux, si je peux, et puis je les lâche, je passe à autre chose, je vaque à mes affaires, je tourne ma tête à mon voisin, je parle au contrôleur, je regarde les reflets de soleil qui courent sur les murs du wagon comme si en essayant de l’échapper à l’extérieur qui n’est pas directement accessible, mais dont ils ont une preuve incontestable.

Et ensuite, un jour, en scrutant une autre image plane et ennuyante de la réalité, tout d’un coup je les rencontre de nouveau — lointains ou agrandis, distordus ou redressés, couverts de boue, embrumés par les effluves des champs ou hachurés par les troncs des arbustes, changés, tournés sous un autre angle, mais reconnaissables — les mêmes objets, les mêmes enfants, le même ballon, le même linge et les mêmes mains laborieuses et couvertes des gerçures qui étirent la corde entre deux grands pins. Je les attrape et, en dépit du mouvement du paysage qui se poursuit dans la même direction, je me dis : ça y est, je sais, je sais bien, même si ça reste à moi, qu’il y a bien plus à la réalité que le passage du temps, et il y a bien plus au temps que l’avant et l’après.

Tenant compte de tout cela, il ne serait rien de surprenant que le changement de direction, suivi par quelques manœuvres de l’aiguillage…

e rétrécit sous le soleil ardent du mi-juillet,

La perception du monde qui s’évolue dans le temps est une partie de l’expérience subjective. Mais ce n”est pas le spectateur.

Un peu de la même manière, quand le train de l’expérience subjective bout

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Le moment où l’internet cessa d’exister. Le moment où Facebook a proposé l’abonnement à ses utilisateur et il n’y avait toujours pas d’option plus hypée où tout le monde s’essaimait comme c’était le cas vers la fin de Myspace. Le moment où la perte de temps est devenu payante et on a aperçu la dépendance numérique pour ce qu’elle était. Le moment où l’on a appuyé sur « Non, merci » et « Plus tard » dans deux dialogues successives, le premier proposant à s’abonner à Facebook pour seulement 9,99 euros par mois ou continuer à utiliser la version gratuite en payant avec ses données, et le seconde demandant d’accepter les conditions d’utilisation de la version avec les pubs. Le moment où l’on ferma son laptop et versa son regard, fatigué par les écrans et instinctivement sautant d’un objet à l’autre comme si l’on faisait toujours son scrollage habituel du soir, vers un mur. Puis vers un autre. Puis vers le robinet. L’égouttoir où se trouvaient, immobiles, luisantes, les assiettes et les tasses, avec de petites gouttes toujours brillant quelque par sur leur surface. La serviette pendouillant d’un crochet collé sur le mur. La bouilloire. La machine à café. Quelque chose se mêlait à la noirceur de la fenêtre, entachée par les formes carrées d’autres fenêtres, celles des voisins en face et plus lointaines, dans l’autre quartier, derrière les arbres dont les troncs effeuillés à peine cachaient la laideur des façades, très lointaines, brésillant sur l’horizon où il y avait d’autres villes, d’autres quartiers, d’autres façades, d’autres fenêtres tâchant la nuit de jaunies ocelles et cachant derrière les rideaux semi-transparents les figures voûtées sur les chaises ergonomiques, les machines à café à doses écoresponsables, les bouilloires, les égouttoirs, les assiettes et les tasses, les doigts qui tapotent et les regards que errent, comme si en suivant un pointeur invisible qui a traversé le cadre d’écran du laptop et fuit par un trou dans les lois naturelles dana le monde extérieur, comme si en tâtant ses alentours, solides, mous, granuleux, lisses, plats, ondulés, droits, inclinés, regardant sa réflexion bouger dans le verre devenu miroir le soir, et y voyant quelque chose d”élusif, de fuyant, de presque impossible à décrire avec des mots, et pourtant si bien connu et non nécessitant aucune explication — toujours ce sentiment, cette fuite, cette impossibilité de saisir l’essentiel quand il est le plus proche — et, tout d’un coup, quand la main s’étend vers le laptop entrouvert, d’où émane la lumière bleue et clignotante d’un site newsfeed, on interrompt sa propre geste, on ferme le laptop, et on se met, avec un intérêt sincère et étrange, à contempler les murs de son petit appartement en sentant sur ses cheveux le léger souffle du vent tiède de fin novembre.

les regards et les doigts qui, eux, errent et tremblotent, comme si par habitude, comme s’il fallait

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« 80 kilos, ça lui va vraiment très bien », m’a dit un entraineur personnel dans la salle de sport, me montrant un athlète avec un torse effrayablement bien défini, les bras géantes et les pectoraux qui étaient tellement nets qu’ils semblaient être collé sur son corps.

Qui, lui, me demandai-je. Des années plus tard, je me retrouve à revenir à cette épisode encore et encore, à savourer cette phrase et essayer en sonder la profondeur qui, plus j’en pense, plus elle me semble insondable. Comment était-ce possible que je ne suis (presque) mas senti surpris, que cela ne m’a absolument pas écorché l’oreille, comment pouvais-je l’avaler sans mâcher et même pas noter le poids et la âpreté du plus grande dilemme de la philosophie moderne et ancienne, le grondement du « hard problem », auquel se sont cassé les dents des générations des penseurs, toute la Bible, toute le discours de Bergson, la falaise béante de l’âme dans le matérialisme et la torture insupportable de l’impossibilité d’obtenir les données du côté du dualisme, l’âme et le corps, matière et mémoire, tous évoqués dans une phrase — même dans un mot — négligemment lancée par un homme musclé en débardeur rouge, qui supervisait, sans se permettre d’exprimer aucun jugement, mes drôles de mouvements que j’effectuais avec les haltères, en essayant désespérément de copier la lisse et élégante exécution que je viens de voir de lui.

Le crois que le fait que sa phrase ne m’a pas du tout surpris confirme l’hypothèse qu’en réalité, quand nous nous référons à une personne dans notre discours, nous ne parlons pas vraiment d’un corps, d’une masse des muscles, des os et d’organes qui se déplace dans notre champ de vue et nous parle, nous touche — non, il semble que plutôt, en parlant de quelqu’un, nous parlons d’une image de celui-ci, conservée dans notre conscience, l’image constituée des expériences, des souvenirs et des faits que nous avons lié à cette personne. L’entraineur m’a dit donc que 80 kilos iraient bien à l’image de son ami. Le fait de peser 80 kilos dans sa conscience se liait avec légèreté avec elle. Il devait y avoir bien d’autres faits, pour exemple, celui de peser 70 kilos, ou 50 kilos, ou 40 kilos, mais ceux-là se liaient moins bien, mal ou absolument pas.

Mais pourquoi ne pouvait-t-il pas, pour exemple lier le fait d’avoir le poids de 40 kilos à l’image de son ami ? Pourquoi sa langue ne se levait pas, son œsophage ne se mouillaient pas, sa trachée n’apportait pas suffisamment d’air, et ses cordes vocales ne se mettait pas à trembler pour me dire : « 40 kilos, ça lui irait vraiment bien ? » Bien sûr, me diriez-vous, parce que cette phrase sonnerait ridicule si l’on l’appliquait à un athlète avec un dos énorme et les abdominaux d’un dieu grecque. Ce n’est pas faux, mais pourquoi, vous demanderai-je, pourquoi a-t-on besoin d’ajouter le matériel, le palpable, le visible quand il s’agit d’un processus qui se produit entièrement dans l’imaginaire ? Dans la conscience de mon entraineur, il n’y a pas de poids, il n’y a pas de dos énormes et de abs héroïques. Dans sa conscience, il n’y a que l’image de son ami et le fait de peser 40 kilos. Comment, alors, se fait-il, qu’au moment de naissance de la parole, au moment de joindre les deux éléments dans une entité nouvelle, on ne peut s’empêcher de jeter un coup d’œil couard sur le monde extérieur et de se servir de ses faits avant d’y lâcher ses mots ?

Le monde extérieur est fait de matière, la conscience est fait de l’expérience, n’est pas donc qu’en révélant la partie de sa conscience à son interlocuteur qu’on se sent soudainement obligé à conformer à certaines règles du jeu ? Comme si l’on avait une sorte d’idée approximative de comment l’autre personne aperçoit le monde ? Mais d’où est-ce qu’on l’a ? D’où savait mon entraineur que je vais probablement voir comme bizarre sa remarque s’il avait dit que 40 kilos iraient bien à son ami aux formes d’Hercules ? Comment savais-je que cette remarque était bizarre, sur quoi se fonderait mon jugement ?

Eh bien, lui — ce « lui » auquel iraient 80 kilos, il reste toujours sans explication. Un pronom nu, un syllabe flottant sous la voûte d’un cathédrale de la conscience où la langue, fragile et vêtue en une drôle de chasuble, débite sa longue prédication interrompue par les chorus de quelques fidèles, dont les échos se mélangent en un long murmure, qui se lève au-dessus des têtes oscillantes, des mains faisant les signes de la croix, des lèvres remuantes, des sièges qui grincent, plus haut, toujours plus haut vers l’arête, d’où, filtré et coloré par les morceaux des vitraux, transsude doucement un rai droit du soleil — le même qui caresse les épaules d’un homme musclé dans une salle de sport par un beau petit-matin quand il fixe son regard sur la silhouette impressionnante de son copain et éprouve, avant de commencer à pousser l’air dans sa trachée pour faire vibrer le larynx et bouger la langue que va former les sons des mots, quelque chose de pur, fondamental et immédiat qui le fait prononcer sa phrase.

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Les trous de ver totalement réels et passables se trouvent dans la conscience.

Moi contemplant la cour et la maison depuis mon refuge dans l’abside et par cette voie, paraissant complètement sans pertinence, me connectant d’un coup avec moi-même dans les années 2020, celui (cemoi ?) qui le saurait seulement en atteignant ces années-là et en éprouvant un drôle de sentiment qu’on ne peut nommer mais qu’on reconnait instantanément et sans erreur le moment où l’on l’a, le sentiment d’être celui-ci et celui-là, cemoi-ci et cemoi-là, en même temps, en deux époques (même si ni la notion de temps, ni d’époque ne parviennent à décrire ce type de simultanéité qu’on ressent, réellement et très clairement), le sentiment d’être étalé dans l’espace et dans le temps, mais en même — euh — temps être entier, inséparable, interconnecté, omniprésent, omnipassé, omnifutur — cette compréhension soudaine et frappante de sa présence ubique et non-temporelle, non-spatiale, non-physique — voilà, je l’ai dit, — non physique, mais hors-physique, plus-que-physique, celle qu’on ne peut placer dans aucun médium connu et reconnu, celle qu’on tient comme une chaude casserole, hésitant de la mettre sur le comptoir pour ne pas abimer la surface, ne voulant pas la remettre sur la plaque de cuisson pour que son contenu no se sauve, la tenant dans ses mains, brûlante et fumante, indécis de franchir le pas, avec chaque seconde réalisant avec de plus en plus de clarté qu’il devrait y être une autre solution, toute nouvelle, non tentée, inconnue, non évidente — on hésite, on s’attarde, on doute, et puis, d’une manière tout à fait naturelle, dans un mouvement semblant simple et logique, on le trouve, le médium, la solution, la voie — et en levant ses mains de la casserole, on la laisse flotter dans les airs, en arrêtant de chercher les mots pour filtrer la réalité du monde extérieur qui ne cesse pas de verser vers nous ses phénomènes, à la vitesse incomparablement plus grande que se développe le langage, en se permettant l’interpréter les faits de conscience dans la langue de conscience, sans essayer de le convertir en langue des espèces conscientes, on s’aperçoit face à une ouverture, un trou, une porte d’entrée, appelez-le comme vous le souhaitez, une écluse met en connexion deux parties d’un tout, non pas séparées, mais seulement recouvertes par une sorte de filet camouflage fait des évènements, des petit détails et des objets du mande matériel avec lesquelles l’âme interagit et par le moyen desquelles elle maquille parties de son étendu pour ne pas submerger le cerveau avec l’information et de ne le distraire des tâches quotidiennes ; on voit le tout — ou, plutôt, on devine sa présence en apercevant une lueur d’une de ses innombrables parties — et puis, juste avant que les mots n’arrivent et que la physique n’essaie d’y entremettre sa justification et le scepticisme ne tente de questionner la réalité de tout cela, le trou referme, l’orifice se serre, le canal s’amincit, et les deux géants du temps et d’espace, érigés par l’esprit humain, repoussés par le troisième, encore plus grand et d’origines inconnues, reviennent en force et reprennent contrôle sur l’âme — ou bien, il semble qu’elle se laisse faire par eux, alors que quelque part dans la mémoire, toujours cachée par le camouflage de quotidienneté et conventions sociales, scintille d’un éclat terne mais inébranlable le savoir acquis de la nature de la réalité — celui qui ne peut pas être mis en mots, mais que l’on garde tout près de son cœur, car les plus belles choses dans le monde ne se trouvent que dans le soi.

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Être conscient dans les années 60 faisait précisément la même chose qu’être conscient aujourd’hui, maintenant, en octobre 2023, où la bruine tiède d’une soirée berlinoise s’éparpille dans la noirceur de Wedding et scintille sous les regards fixes des trous dans les bâtiments d’où la lumière coule et d’où les paroles sortent, flottent et descendent, giclent et tombent sur le pavé lavé et les peaux mouillées qui, eux, se joignent et se séparent dans ce qu’on appelle la marche, quand on l’observe depuis ce qu’on appelle la fenêtre dans ce qu’on appelle chez-soi, même si on a toujours du mal à expliquer justement ce dernier. Être moi en ce moment-ci fait presque la même chose que faisait être Audrey Hepburn par un matin brumeux de Londres en hiver 1963. Elle est là, présente, présente dans son temps — une chose qu’on a inventé pour se débrouiller un peu mieux avec le monde extérieur dont la complexité souvent distrait des tâches quotidiennes — elle s’occupe de son maquillage, ou peut-être elle est en train de se faire un café, je ne le sais, et je prétends pas le savoir, car toute ma supputation serait basé sur mon image d’elle, qui, à son tour, est basé sur la connaissance très incomplète, superficielle et indirecte de sa personne que j’ai des sources peu fiables. Je sais une chose, et une chose seulement, mais ce savoir est à poids d’or, car cette chose est une vérité absolue, pure et indiscutable : être consciente et présente en tant qu’Audrey Hepburn en automne de 1963 à Londres était la même chose qu’est être conscient et présent en tant que Jan Vachuque en automne de 2023 à Berlin. Être Audrey Hepburn n’est pas la même chose qu’être Jan Vachuque, mais ce que cela fait d’être quelqu’un, et, par conséquent, ce que cela fait de percevoir le monde en tant que quelqu’un de conscient — ça, c’est pareil. On ne peut pas le prouver, le démontrer, mais, si l’on prend l’héritage culturel de l’humanité, l’évidence sera tellement accablante qu’on pourra effectivement juste accepter ce fait comme une axiome. Être conscient fait toujours la même chose, peu importe le lieu, peu importe le moment.

Et au moment où je suis arrivé à cette conclusion, il me frappa soudainement la clarté et la force de cette simple réalisation. Ce fait, ce détail qui semble évident et presque négligeable, en effet, est une seule voie qui nous connecte avec le vrai réel — non pas celui de tous les jours, encastré dans les conventions, encombré des accords et conditions préalables, limité de tous côtés par les restrictions, brouillé par les inconnus et clôturé par les théories acceptées. Non, je parle du vrai réel, de celui qui existe véritablement et qui existait toujours, indépendamment des êtres humains, du concept du temps, de l’espace du passé, du futur, de l’immédiat et du lointain, celui qui contient tous les temps, tous les êtres, tous les évènements et tous les observateurs. Le grand réel, le seul qu’on a et le seul qu’on, pour la plupart de temps, essaie d’ignorer, car admettre sa présence risque de faire voler en éclats tout le fragile échafaudage qu’on a si soigneusement mis en place pendant les siècles de la pensée humaine.

Toucher ce bouton, caresser ce levier, aspirer l’air venant de cette fente dans l’obscurité où l’on se tient en partie volontairement, comme si en se penchant par une fenêtre entrouverte dans la nuit fraîche et immense — qui semble impénétrable et complètement noire vue de l’intérieur de son appartement, mais qui s’avère transparente et pleine des taches lumineuses venant jusqu’au l’horizon où s’étale le ciel une fois on ose regarder en dehors de sa cubature — découvrir ce highway peu fréquenté, mais néanmoins énorme et tout à fait réelle, prêt à accueillir de milliers des voitures, cette réalisation heureuse qui m’a instantanément mis en connexion avec toutes les mondes et toutes les êtres vivants — sans me donner leurs coordonnées précises, mais en me montrant la voie par laquelle on peut y parvenir, — cette sensation que j’éprouvai, en respirant l’air agréablement piquant de la douce nuit berlinoise, en buvant mon américano décafféiné et en regardant vers l’horizon où se déployaient, en s’affaissant l’un sur l’autre et comme si en se poussant vers l’hémisphère opposée pour accélérer l’avénement du nouveau jour, les nuages nocturnes : gris-blanc, mauve-plombé, orangé-pré-azur.

s’intercalent et s’entremêlent se joignent et se séparent à mesure qu’un passant arrive et un autre part.

eux, se joignent et se séparent — c’est comme ça qu’on distingue le vivant de l’inanimé, le marchant de l’immobile, l’humain de l’animal.

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C’est toi qui marches, et non pas la terre qui joue avec tes pieds. C’est toi qui vois et non pas les couleurs que se mettent dans des yeux. C’est toi qui écoutes et non pas les chambres qui jonglent des échos. C’est toi qui vis et non pas le monde qui se sert de tes sens. Bref, c’est toi, et non pas autres choses, qui es, qui es, qui es.

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Le monde est une moulure moitié solidifiée dans laquelle il y a de petites orifices dont la forme n’est pas encore complètement définie et qui devient finale au moment où ta conscience entre en elles, y passant parfaitement comme un tenon dans une mortaise, ajustant leurs bords encore mous et laissant ainsi son unique signature, un unique et parfait morceau de quelque chose, un moulage d’existence, un grumeau des sens, tous confondu, qui se détache de la surface cabossée et changeante du réel et tombe dans le vide insondable de la mémoire, tournant langoureusement dans l’apesanteur — un morceau de ce qui est être toi, un pièce de ce qui signifie être présent, un grain de poussière dans un rayon de l’étoile indifférente sous laquelle se sont écoulées les millards des années de l’évolution — quelque chose d’insaisissable et pourtant le plus réel dans l’univers, ce qu’on appelle « l’expérience subjective ». C’est comme ça que la conscience chemine dans le monde, en mettant ses pattes fragiles dans les contours déjà dessinés de ses propres traces qui, eux, prennent leur forme finale lorsque la bête chétive de perception touche le sol insaisissable de la matière, ainsi produisant un petit bruit — si l’on peut se permettre, au fins de simplification, de se référer à un phénomène purement auditif dans le contexte totalement ou tous les sens sont impliquées simultanément — un petit crépitement de — si l’on peut, en tâtonnant désespérément pour un terme au moins un peu relevant, prendre une analogie des brindilles et des feuilles qui couvrent le sol d’un forêt primaire où s’est égaré un voyageur solitaire — un petit craquement causé par la pression de quelque chose presque sans poids (l’âme) sur quelque chose dont on ne sait que le nom (le monde extérieur) : un bruit qui, quand il parvient aux oreilles — je vous rappelle qu’on est toujours dans l’approximation intentionnellement très imparfaite de la subjectivité — quand il est saisi par les sens de son bénéficiaire, il le fait percevoir le fait même de perception, ce qui l’incite à courir encore plus vite, mettant ses pattes avec toujours plus d’empressement dans les moules chauds de ses propres empreints, et ainsi de suite — jusqu’à l’horizon embrumé d’une plaine craquelée, au-dessus de laquelle se dresse le soleil vorace de l’évolution.

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Un scientifique dans l’émission radio a dit que si tous les cerveaux d’un coup disparaissaient, il n’y aurait plus de lumière, plus d’azur du ciel, plus de mouillé de l’eau, plus d’alléchant de l’odeur d’un gâteau aux fraises, rien de ça, et qu’il n’existerait que des ondes électromagnétiques. Mais qu’est-ce qu’il y a donc, monsieur le professeur, dans les ondes électromagnétiques, qui vous fait dire avec telle certitude qu’elles vont de toute façon continuer à être là même s’il ne restait de vous qu’un petit nuage d’atomes dispersés ? Est-ce leur qualité ondulatoire, pardonnez-moi le pléonasme ? Leur capacité de traverser l’espace et de se pénétrer la surface humide de votre rétine, et, par un drôle de trou dans son centre, chuter vers le centre injoignable de votre perception optique où réside, seule, nue et chétive, une bête jamais vue de votre « je » — la même, d’ailleurs, qui, tout en embobinant les rais entrants de la lumière crue du matin sur un de ses pseudopodes et en mâchonnant avec l’autre les molécules de l’odeur à peine identifiable qui émane de votre enfance, mais qui est trop faible pour remontrer jusqu’à la surface du langage où pour elles y aurait quelques brindilles de mots abîmés, le même petit monstre qui vous pousse maintenant à prononcer ces mots, ou, plutôt, si l’on reste fidèle à la terminologie strictement matérialiste, exécuter la succession des mouvements musculaires en mettant votre langue dans les positions mémorisées d’un manière si fiable qu’ils ne nécessitent presque aucun effort tout en produisant un drôle de bourdonnement avec vos cordes vocales et en faisant sortir de l’air de vous poumons beaucoup plus puissants qu’il y a 50 mille ans, pour, en effet, produire quelque chose qui après avoir passé par d’innombrables niveaux d’abstraction de généralisation et de précision, va être perçue comme une opinion d’experte exprimée d’une voix un peu roque et, indépendamment de son ton assez ferme, toujours un peu tremblant d’incertitude innée, par un matin tiède et ensoleillé du début avril, une opinion d’experte parlant des ondes électromagnétiques, une phrase portée par lesdites ondes au-dessus de l’Europe, au-dessus des villes écarquillées et beaucoup plus grandes, beaucoup plus riches qu’il y a 400 ans, par les rue pierreuses, devant les murs attiédis blancs avec des ombres noirs contrastés, dans un trou d’une fenêtre, jusqu’au centre auditif d’un gars longiligne et maigre voûté sur sa table dans la salle à manger slash cuisine slash chambre, où se cache un autre petit monstre, une autre bête jamais vue, nue et chétive, qui, par un drôle de phénomène, va sortir de sa tanière — très brièvement, sans s’attarder au-dessus de la surface du langage suffisamment de temps pour qu’on puisse lui attribuer plus qu’un nom flou et bizarre — qui va, comme un mammifère sous-marin, effectuer un saut aussi élégant qu’insaisissable, en happant le sens de vos mots, et qui va immédiatement retomber dans les eaux sombres de ce qu’on a l’habitude d’appeler « l’autre personne ». Est-ce cet donc cette capacité des ondes électromagnétiques, cher professeur, qui vous à amené à croire à leur existence après la disparitions hypothétique de tous les cerveaux ? Ou est-ce plutôt juste quelque chose à propos des ondes, quelque chose qui est présente à l’intérieur d’elles, qui leurs est intrinsèque, quelque chose encore plus simple que le simple fait d’ondulation dans l’espace, une espèce de oomph, de clic-clac, de chut, de zut, de choo-choo qui est là juste parce que l’univers est là, le même truc que vous retrouverez, peut-être, avec un mélange d’étonnement et perplexité en vous si jamais vous, pour une raison quelconque, décidiez de vous rendre sur les ondes d’une autre station radio où un animateur provocateur vous adressera une question parfaitement inverse. Est-ce cette chose étrange, dont on ne sait que le nom — mais pas l’explication — qui fait partie en même temps de l’onde électromagnétique et de votre personne, qui vous a fait attribuer la même ténacité existentielle à tous les deux ? Ai-je tort, monsieur le professeur ?

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Un homme vêtu d’un costume de soir sortant d’un restaurant dont les fenêtres illuminent doucement les trottoirs d’une rue au centre-ville, un homme bien bâti, avec des mouvements lisses et sûrs en même temps, un visage vif et expressif, sachant prendre exprimer plusieurs émotions — d’une passion brûlante jusqu’à un froideur d’un guerrier, d’une amabilité pénétrante et désarmante pour les copains et la famille jusqu’à un fermeté inébranlable d’un directeur de l’entreprise qui sait exactement ce qu’il fait et qui n’a pas peur de naviguer dans les eaux turbulentes du business et rencontrant de plein fouet d’autres requins non mois matois, un homme qui sort de la porte transparente après une femme, qui, elle, presque court,son manteau déboutonné laissé au vent, sa coiffure, certainement pas faite pour les déplacements si violents, échevelée et aussi boursoufflée par les bourrasques froids de la fin mars, la femme traverse rapidement, aussi rapidement que cela ce peut sans se débarrasser des talons hauts, les rails de tramway, elle gagne l’autre côté de la rue, l’homme la suit, elle va après elle, avec tant d’impassibilité et confiance qu’il lui reste si tant es qu’il ne presse le pas, un homme qui passe devant moi en murmurant — bien articulé et avec une teinte d’un sincère dommage, aussi hâtif soit-il — « Pardon, monsieur », un homme qui traverse la rue, qui s’éloigne, qui va après la femme qui décide s’il vaut la peine de se mettre à courir et passer au niveau supérieur de la scène, un homme qui la suit, qui se demande si l’appeler par son nom sera moins scandaleux que la laisser courir, un homme qui passe, un homme qui disparaît en laissant derrière soi, dans l’air transparent, encore fraîche, mais agréable d’une soirée du printemps urbain, une note languissante du parfum que mon ouïe attrape, mais, faute de l’expérience et à cause de la qualité évanescente d’échantillon, n’arrive à identifier plus précisément que « l’arôme d’un gentleman bouleversé ».

encore sans presser le pas

avec l’air aussi impassible que tant qu’on ne passe pas à courir

en essayant de garder son train de sénateur et de ne pas presser le pas pour maintenir la scène dans les limites de scène et

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Les petites tranches de nuages pelliculaires qui se sont entrelacées sur le ciel, donnant l’azur un aspect de dégradé artificiel, lo-fi, numérique, comme s’il était reproduit sur un écran d’une baisse résolution — ce qui m’a donné une sensation paradoxalement analogue, car ça m’a fait penser de mes jeux vidéo préférés que je jouais dans mon enfance et dont les paysages du fond parfois imitaient cette bleuté naturelle avec des moyens limités qu’ils disposaient, mais quand même d’une façon immédiatement reconnaissable ; reconnaître le vrai azur du vrai ciel dans ces dégradés pixelisés des années 90 me donnait la sensation exquise (même si peut-être pas consciente) d’avoir deviné quelque chose du réel caché dans l’inorganique par une autre personne — comme si tomber sur les traces de la bête de conscience sur la neige dans l’énorme forêt du réel pour la plupart immobile et inhabité — et maintenant, vingt ans plus tard, dans un monde nouveau, grouillant de distractions, pétri d’information, où il devient de plus en plus compliqué de distinguer le vrai du faux, le fake du propre, le bien du mal, en regardant ce ciel réel prenant un instant, par pure coïncidence des événements physiques complètement aléatoires, une teinte « faux fausse », j’ai soudainement rattrapé exactement la même sensation de mon passé, juste à l’envers, comme un petit poisson furtif qui sauta brièvement des eaux du temps afin de happer de l’air et qui se dirigeait déjà vers la surface pour disparaître de nouveau dans les profondeurs de la mémoire — je l’ai saisi avec ma main, et, avant de le laisser échapper, en appuyant accidentellement sur son ventre glissant, je l’ai fait pousser un petit jet d’eau — transparent et parfaitement claire, comme une brève pluie du beau temps suivie par l’arc-en-ciel qui éclabousse le visage d’un marcheur égaré.