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Le phénomène de reconnaître le fait d’avoir eu une telle ou telle expérience dans un récit de quelqu’un d’autre, d’ou vient-il ? Pourquoi, en lisant Proust, je me trouve m’écriant parfois : « Ah oui ! Je peux m’identifier avec ceci ! », pourquoi, quand un ami me raconte sa peine, j’exclame : « Oh mon Dieu, combien je te comprends ! » ? Quels sont ses pièces de l’expérience, ces morceaux de subjectivité auxquels je fais référence ? Comment fais-je pour reconnaître dans un discours d’une autre personne (que je crois consciente) les expériences que j’ai déjà eues, par lesquelles ma propre conscience (dont la réalité pour moi est indiscutable) est déjà passé, en s’exposant à leur goût immanquable et le stockant dans ma mémoire ? Et, plus important encore, qu’est-ce que je reconnais ?

Je crois que le phénomène de cette familiarité soudaine et frappante, la capacité de l’âme de s’identifier immédiatement avec les expériences qu’elle a déjà vécues, les déceler avec précision incroyable dans des récits parfois flous et provenant de différentes époques, comme on décèle parfois une chemise de son garde-robe sur une autre personne dans une foule de l’heure de pointe au métro, comme on décèle un anneau aux diamants dans les motifs du tapis qu’on a cherché désespérément pendant une heure, — cette capacité innée de l’âme pointe à l’existence de quelque chose de vaste voire infini — quelque chose à quoi nous avons d’une manière quelconque tous accès, immédiat, constant et total. Une sorte de garde-robe universel, où tout le monde peut emprunter une chemise ou un pair de jeans et les combiner à sa guise, tout en se sentant incroyablement stylé jusqu’au moment où, dans un train truffé du matin sur son chemin de travail, on rencontre une autre personne portant la même pièce de vêtement, et pour un bref instant — jusqu’à ce que cette personé ne sorte du wagon et ne se perde dans la foule, ressentir une piqûre, aigre et très reconnaissable, dont le caractère on ne peut expliquer avec des mots plus précisément qu’en s’écriant : « Ah, j’ai la même ! ».

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L’expérience subjective — c’est un train qui parcoure le terrain accidenté du monde extérieur que nous ne connaissons qu’indirectement. Avez-vous déjà été dans une situation quand un train s’arrête à mi-chemin à cause d’un accident, puis reprend le mouvement, mais en allant dans une direction opposée, et, tout en continuant dans cette direction (si l’on en juge par le mouvement du paysage derrière la fenêtre), finit par arriver quand même (et étonnement pour vous) à la gare de la ville de votre destination ? Ceci arrive parce que vous, qui vous retrouvez à l’intérieur du train, n’avez accès qu’à l’image bidimensionnelle du paysage-qui-se-bouge-derrière-la-fenêtre, qui n’est rien d’autre qu’un artefact du mouvement du train bel et bien tridimensionnel sur le terrain traversé de ravins, de fleuves, semé de collines et de bosquets, lui aussi tridimensionnel. Ce mouvement du tridimensionnel sur le tridimensionnel vous n’est pas directement accesible, et donc, vous vous contentez (tout comme moi juste avant que je ne m’étais posé cette question) de l’interprétation réduite qui se déroule devant vous yeux et que vous considérez comme votre « expérience subjective ».

Mais en réalité, tout le monde sait (et vous le savez vous aussi) que l’expérience — c’est le train. Et le réel — c’est paysage, grand et étendu. Et le vrai évènement auquel vous assistez est la pénétration du train dans l’air dans lequel s’étale le paysage avec toutes ses collines, vallées, ses villes et ses villages. Et que les chemins de fer ne sont pas une ligne droite. Et que parfois ils forment les demi-cercles, les arcs, les ondes, les boucles, se nouent et se croisent. Tenant compte de tout cela, il ne serait rien de surprenant qu’en changeant la direction de mouvement, le train pourrait finalement, après quelques manœuvres d’aiguillage, quand même arriver à sa destination initiale. C’est bien simple : on a tout simplement pris une autre route ! Le problème est que, dans le cadre de l’image réduite du monde qu’est la fenêtre avec paysage qui bouge, il est difficile de prendre note de tout cela, et encore plus difficile de le prouver. Bien sûr, on pourrait déduire quelque chose des légers inclinations du wagon, on pourrait deviner que l’on passe par tel ou tel lieu en voyant les édifices familiers ou en lisant les noms des stations qui traversent la fenêtre, mais la direction dans laquelle ils vont la traverser, mais l’image dans laquelle ils seront tous encadrés, serait toujours « fausse », inversée, non-indicative de la réalité tridimensionelle du vrai paysage. Ce serait toujours la même expérience plane, bidimensionnelle, dans laquelle le train se bouge à l’arrière, comme si en revenant à la gare de départ.

Alors, je crois que, quand on parle du temps, et surtout du passage de temps, il se passe un peu la même chose. On est tellement habitué (et forcé) de traiter le temps comme quelque chose qui se passe dès le début vers la fin, dès l’origine vers la destination, du matin à la nuit, qu’on n’arrive absolument pas à s’imaginer que ce qu’on voit (ou, plutôt, ce qu’on ressent) n’est qu’un artéfact d’un mouvement (appelez-le comme vous voulez, car ici, on ne parle plus de choses qui se bougent, mas plutôt de choses qui sont), d’une pénétration d’un phénomène beaucoup plus riche que juste un passager devant la fenêtre dans un autre phénomène, infiniment plus complexe que le passage du jour à la nuit. Le temps est ce qu’on perçoit. Mais pas du tout ce qui est. L’image du monde qu’on a est une partie de l’expérience subjective. Mais ce n’est pas la vraie machine que tire la perception.

Comment alors pourrait-t-on atteindre ou au moins commencer à se faire une idée de ce à qui peut ressembler le reste de l’image, sa partie cachée dont on est vivement conscient, mais qu’on ne peut pas ni exprimer, ni mettre en évidence par autres moyens ? Et bien, là aussi, l’analogie du train me vient en esprit de nouveau. Quand je regarde de ma fenêtre, et que je m’ennuie, tellement que je commence à noter les tout petits détailles du ce que je vois passer devant moi — les cours des petites maisons, les auges dans les jardins, le linge que sèche sur une corde, qui, elle, s’effile au fil des années pendant lesquelles le mains rugueuses la mettaient dans la boite à outils dans un grand armoire dans la cuisine, en faisant cliqueter les vieilles casseroles et grincer les portes, elles, encore plus vielles, puis y mettaient les pincettes en plastique et le sac de détergent, je regarde les enfants qui courent derrière un ballon qui est si mal gonflé que, quand on le frappe, il semble presque s’enchausser sur un pied comme une drôle de chaussure ; je regarde les objets brillants et les objets de très basse luminosité, les objets nets et les objects flous, j’essaie de noter leurs positions, leurs formes, ou au moins à quoi ils ressemblent, au moins approximativement, au moins de loin, si je peux, si je peux, et puis je les lâche, je passe à autre chose, je vaque à mes affaires, je tourne ma tête à mon voisin, je parle au contrôleur, je regarde les reflets de soleil qui courent sur les murs du wagon comme si en essayant de l’échapper à l’extérieur qui n’est pas directement accessible, mais dont ils ont une preuve incontestable.

Et ensuite, un jour, en scrutant une autre image plane et ennuyante de la réalité, tout d’un coup je les rencontre de nouveau — lointains ou agrandis, distordus ou redressés, couverts de boue, embrumés par les effluves des champs ou hachurés par les troncs des arbustes, changés, tournés sous un autre angle, mais reconnaissables — les mêmes objets, les mêmes enfants, le même ballon, le même linge et les mêmes mains laborieuses et couvertes des gerçures qui étirent la corde entre deux grands pins. Je les attrape et, en dépit du mouvement du paysage qui se poursuit dans la même direction, je me dis : ça y est, je sais, je sais bien, même si ça reste à moi, qu’il y a bien plus à la réalité que le passage du temps, et il y a bien plus au temps que l’avant et l’après.

Tenant compte de tout cela, il ne serait rien de surprenant que le changement de direction, suivi par quelques manœuvres de l’aiguillage…

e rétrécit sous le soleil ardent du mi-juillet,

La perception du monde qui s’évolue dans le temps est une partie de l’expérience subjective. Mais ce n”est pas le spectateur.

Un peu de la même manière, quand le train de l’expérience subjective bout

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Parfois je fais une exercice que j’appelle « l’expérience d’Amélie » — nommée après Amélie Poulain, héroïne du filme culte de Jean-Pierre Jaunet qui, en regardant le panorama de Paris, se posait des questions délibérément débiles, comme : « Combien de personnes expérimentent l’orgasme en ce moment-même ? ». Je m’imagine une situation avec des objets de la vie quotidienne auxquelles tout le monde à l’accès, mais qui y sont arrangés ou employé d’une manière complètement ridicule : pour exemple, je m’imagine coller une gomme volontairement à la semelle d’un basket. Et puis je me demande, y avait-il dans toute modernité (dès que les objets mentionnés existent) une personne qui s’était imaginé la même chose, par pure bêtise, ou suis-je bien le seul. Cela me donne une drôle de sensation d’avoir touché — ou, plutôt, légèrement frôlé — un immense corpus des consciences qui remplissent le réel. Quelqu’un, quelque part, quelque temps, aurait pu avoir la même image volontairement bizarre et irrationnelle dans son âme, faite juste parce que la conscience le permet ; ou, inversement : personne, nulle part, jamais avait pensé de cela, et je suis vraiment et véritablement seul dans tout espace et tout temps, flottant dans l’infini avec mon basket et un morceau du gomme. Dans tout les deux cas, la sensation est très particulière — cela semble le plus proche qu’on peut obtenir de ce qu’est l’expérience subjective en soi. Le fait qu’il y a bien des baskets, des gommes et des consciences dans le monde fait cette expérience inébranlablement réelle.

Récemment, j’ai essayé de la répéter dans le contexte historique — c’est-à-dire, un m’imaginant les situations employant les objets qui n’existent plus mais desquels on sait avec certitude qu’il ont existé et que les personnes qui les utilisaient et qui pensaient à eux on bien été présentes. Je me suis imaginé de monter les coins des lèvres d’un cheval de bataille pour lui donner l’expression d’un grand sourire. Je le ferais par une soirée au pied de mur d’un château assiégé après une longue journée de bataille, dans un champ de mon régiment, tout en rangeant mon arme à côté du feu. La salive du cheval laisserait des bavures sur mes gants, et ses gencives scintilleraient brièvement sous les éclats tremblants de lumière. Comme je n’avais toute l’information pour avoir une image précise, je ne rentrais trop dans dans le détails et je me focalisais sur deux choses dont l’existence on pouvait postuler avec certitude absolue : le cheval et mes doigts qui tirent les coins de sa bouche. Et puis, comme d’habitude, je me suis demandé : y avait-il quelqu’un, quelque part, quelque temps au Moyen Âge qui s’était fair précisément la même image ? Et à l’instant même où je me suis posé cette question, j’ai ressenti — tout brièvement et légèrement, comme toujours — la présence de tout Moyen Âge et de tous ses habitants, vraie, indiscutable, réelle, colorée, haletante, courante, molle, dure, gluante, brûlante, longue, profonde, obscure, azure, rouge, jaune, émeraude, 4K, HD et immédiate. Ce n’était pas le reconnaissance du fait historique qu’on tire des livres et des documents officiels qu’on trouve aux musées et dans les archives — non, c’était quelque chose d’incomparablement plus profond, convaincant et frappant, quelque chose d’intrinsèque à la réalité qui s’est soudainement avéré une sorte de manteau étalé entre les siècles qu’on emmanche toujours d’une même manière, en un même mouvement, en utilisant les mêmes muscles, sauf que le corps vêtu par ce manteau n’est pas un corps physique, mais la conscience même. C’était le toucher bref et à peine perceptible de ce qu’on appelle « le passé » (en ne sachant pas où il se trouve). Quelqu’un, quelque part, quelque temps aurait pu penser d’exactement la même chose — sans une raison quelconque, mais just parce que la conscience le permet — ou bien, j’étais tout seul, flottant avec mon cheval de bataille dans la noirceur de l’infini, en étendant mes doigts dans les gants du combinaison spatiale envers sa tête bardé sur laquelle figea l’expression d’un demi-sourire.

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un buen punto, la vision personal — sí, es cierto que cuando es demasiadas personalidad y especificidad en una forma arquitectónica, ya se complica la aceptación por la gente que realmente vive en la zona. Pero por otro lado, cuando no hay nada de personalidad, tenemos una caja hecha en serie. Hablaba de eso con mucha gente y me di cuenta que algunos no lo ven así, como yo, no les molesta tanto la presencia de los fracasos arquitectónicos en el paisaje urbano. Lo que me indica otra vez que debería ser mi subjetividad en gran parte. Es possible que tengo una especie de sinestesia, pero no como en el caso clásico cuando una persona “oye” los colores, pero más bien como si percibiera la arquitectura como obra musical con sus aspectos feos como notas falsas que te rascan la oreja. Sabes? No sé si me explico bien, pero pienso que es la mejor explicación que tenga 😁